nicolasgoulette@yahoo.com

mardi 3 mai 2011

Tania Mouraud

Tania Mouraud, artiste, a bien voulu répondre à nos questions. Nous l'en remercions, ainsi que la galerie Dominique Fiat qui a rendu possible cet entretien.


Quels artistes classiques vous plaisent ou vous inspirent ?

J'ai vécu dans l'histoire de l'art dès ma plus tendre enfance, puisque j'allais au Louvre avec ma mère dans le cadre du programme scolaire. Le programme d'histoire revenait chaque année, donc j'ai eu ainsi l’occasion de revoir souvent les tableaux. J'y suis allée régulièrement jusqu'à 16 ans. Après je suis partie à l’étranger.

D'autre part, dans ma chambre, il y avait une reproduction d'un tableau de Miro, dans lequel j'ai voyagé pendant longtemps. C'était un tableau abstrait avec juste un œil au centre. Toutes mes installations viennent du voyage perceptuel dans cette reproduction d’un tableau, mais il ne s’agit pas d’un phénomène intellectuel mais plutôt sensoriel. La peinture coule dans mes veines. C'est une immense aide pour la vidéo. En fait, dès qu'il y a image, je tends à créer une image qui va vers cette culturalité dans laquelle j'ai baigné dès mon plus jeune âge.


Les événements de mai 1968 ont-ils influencé votre travail ?

Pas du tout, pour la bonne raison que j'étais en Allemagne avant 1968. Il y avait la guerre d'Algérie. J'étais toute jeunette, j'avais 15 ou 16 ans, et j'ai rencontré des gens très engagés. L'Allemagne à cette époque était une des plaques tournantes des mouvements de libération. J'ai donc eu une formation politique très jeune. Il ne faut pas oublier qu'il y avait Rudi le Rouge. J’y ai rencontré Beuys ainsi que les poètes de la Beat Generation tel que Corso et Ferlinghetti.

Mon père est mort dans la résistance. Cela a joué dans mon élaboration politique, puisque j'ai grandi avec des héros de la résistance, qui pour votre génération ne représentent plus rien, mais pour ma génération, cela voulait dire des gens qui s'étaient engagés et qui risquaient la mort pour leurs idées. C'est aussi en Allemagne que j'ai approfondi ma connaissance des luttes contre la guerre au Vietnam, du féminisme, du Black power, etc… Quand je suis arrivé en France en 1968, j'ai participé comme tout le monde, mais sans plus. Cela ne m'a pas profondément influencé, parce que j'avais déjà fait ma formation en Allemagne.


Je vais vous parler des séries "Black Power" et "Black Continent", sur lesquelles vous avez travaillé en 1988, jusqu'au début des années 1990. Vous peignez des contours de lettres en noir, les lettres se détachant sur le fond blanc. Dans le tableau "WHATYOUSEEISWHATYOUGET", vous peignez un grand tableau en noir et blanc, un labyrinthe mystérieux, difficile à cerner et à pénétrer. Le fait de lire des mots apporte-t-il quelque chose de plus aux œuvres ?

Il s'agit de 3 séries différentes. Dans "Black Power", en fait, il ne s'agissait pas de contours de lettres. Il s'agissait de l'intérieur des lettres, la contreforme, de lettres majuscules. Le fait de travailler à partir de l'écriture vient des affichages que j'ai fait dans Paris, City Performance n° 1. Il y avait le mot NI qui s'inscrivait, et qui était répandu 54 fois dans Paris. Un jour où j'étais fatiguée, j'ai vu le mot NI en négatif. Je faisais aussi beaucoup de photos, je tirais moi-même et je pouvais lire dans les deux sens positif/négatif. Quand j’ai vu le NI en négatif, j'ai tout de suite compris que je pouvais enfin faire de la peinture sans renier les peintres que j'aimais tels Malevitch, Mondrian, etc… Il ne s'agissait donc pas du contour des lettres, mais de l'intérieur. Le texte se dessinait virtuellement sur le mur.

Avec "Black Power", on est attiré par le noir, on voit le noir, on croit c'est ça l'oeuvre, mais ce n'est pas ça. C'était à la fois un clin d'œil au courant noir américain, et à la fois une réflexion sur les questions de la perception, que voit-on, où est le tableau, où est la fin du tableau ? Ensuite, "Black Continent", c'est quelque chose que j'ai fait sur le même principe, mais avec la contreforme des lettres minuscules. Je l'ai appelé "Black Continent" parce que soit disant la femme, c'est la courbe, c'est le continent noir.

Les Wall Paintings sont très différents. Là, j'étire les lettres jusqu'à l'illisibilité, et il ne s'agit pas de tableau. Ils sont peints directement sur le mur. Et dans les "Black Power" et "Black Continent", une partie du tableau était le mur lui-même. Le fait d'utiliser l'écriture est très important. Cela me permettait de ne pas prendre de décision esthétique arbitraire, par exemple à côté de ce beau triangle, je vais mettre ce beau rectangle. Cela me permettait de ne pas travailler sur des données anciennes, parce que finalement, ce qu'on appelle l'esthétique, c'est quelque chose que l'on a déjà vu. Au lieu de suivre la logique de l'esthétique bourgeoise, je suivais la logique de l'écriture, c'est cette logique de l'écriture qui crée la composition.

J'ai été plus loin par rapport à la composition. J'ai créé avec un ingénieur informaticien un logiciel où il y avait le négatif du mot ICI qui se répétait plusieurs fois, et il fallait 24000 ou 27000 ans pour qu'une configuration identique se reproduise sur l'écran pendant 1/25ème de seconde. J'ai fait mes compositions en faisant un arrêt sur image. Je ne voulais pas intervenir, je voulais vraiment faire jouer le hasard. Voila une des raisons pour laquelle j'ai utilisé l'écriture. La deuxième raison, dans le cas par exemple des peintures murales, c'est que la philosophie devenait un décor. "WHATYOUSEEISWHATYOUGET" c'est de la philosophie. En réalité, c'était le slogan de Macintosh lorsqu'il a inventé le Wysiwyg. Ce qui m'intéressait, c'était la philosophie et ses va et vient de strates de sens.


Le noir est très présent dans votre œuvre. Pourquoi ? Avez-vous déjà eu envie de faire de la gravure ?

Jamais. J'ai dû faire une fois dans ma vie une linogravure. On pourrait dire qu'une des personnes sur lesquelles je me suis appuyé est Rodchenko. On devrait pouvoir faire un tableau par téléphone. J'étais vraiment pour la science, pour les plans d'architecture. A l'époque, on travaillait sur du papier millimétré. "Black Power", c'est de la toile sur châssis, donc il fallait tout faire sur du papier millimétré, pour que le menuisier fasse les châssis exactement comme demandés. Pour moi, la vraie libération a été l'ordinateur. J'ai un problème avec le travail manuel. J'ai fait de la peinture que j'ai brûlé. De cette période de peinture, le seul souvenir extraordinaire que je garde est le moment infinitésimal où le pinceau touche la toile, lorsqu’il y a une petite tension, un petit recul que j'adore. Mais par contre, j'ai horreur de dessiner, parce qu'il y a une vibration dans la main que je déteste. Une vibration créée par le papier ou par l'outil sur le papier. Je déteste ça. J'adore taper sur un clavier d'ordinateur.

Je travaille le noir vraiment comme une couleur. Dans "Black Power", je monte les tons pour avoir une profondeur. En dessous, il y a du bleu de phtalocyanine. Quand j'ai fait la série "De la décoration à la décoration", j'ai travaillé avec la couleur. J’utilise les couleurs –pour moi le noir est une couleur- en fonction du projet conceptuel du travail.


Je vais vous poser des questions plus générales sur vos aspirations artistiques. Pouvez-vous résumer, synthétiser l'ensemble de vos travaux. Que voulez-vous exprimer, créer ?

Je ne peux pas résumer et synthétiser l'ensemble de mes travaux, parce que cela fait trop longtemps que je travaille. Cela fait plus de 50 ans. Donc j'ai eu des périodes. Je pense que c'est guidé par le principe de plaisir. Dès qu'il y a quelque chose que je maîtrise techniquement, je m'ennuie. Quand je sens que cela va devenir trop facile, quand cela va devenir comme se laver les dents le matin, je cherche quelque chose de nouveau pour que cela soit une véritable aventure de découverte et de maîtrise du médium.

Cela a un inconvénient majeur. Des artistes qui sont d'extraordinaires techniciens dans le domaine que j'aborde feraient ça en 5 minutes, moi je le fais en 3 mois avec des souffrances inouïes. Mais je veux y arriver et j'y arrive. Par contre, cela a un grand avantage, c'est que l'œuvre garde une fraîcheur, c'est un peu mal fichu comme les œuvres des jeunes artistes. Je cherche vraiment à exprimer des émotions. L'art pour moi, c'est le ressenti même si c'est basé sur l'intellect. Depuis la maturité, j'ai jeté au panier tout l'apprentissage intellectuel que j'ai fait. Cela ne veut pas dire que je ne continue pas à lire, mais comme cela fait partie intégrante de moi, je vais droit au but. Je me cale bien sur l'émotion que je veux transmettre et je me donne les moyens de transmettre cette émotion.

L'autre avantage de travailler sans être un grand technicien, c'est que je fais exprès d'utiliser des outils pas très performants en vidéo. Si j'ai des images trop "National Geographic", je les jette, parce que cela va créer une sorte d'écran entre l'œuvre et le spectateur en imposant un savoir-faire que n'a pas le spectateur. Tandis que si mes images sont un peu baveuses, le spectateur a l'impression qu'il aurait pu le faire lui-même avec son téléphone portable. Ce que je veux, c'est être à égalité, être en connivence avec, faire une confidence. Pour faire une confidence, l’artiste comme le spectateur sont posés sur la même terre, sans hiérarchie intempestive.


Pour finir, je vais vous faire part d'une opinion personnelle sur votre travail, voire d'une opinion critique. Je trouve que vos œuvres sont dans le registre de la négation. Quand vous brûlez vos toiles, vous niez être peintre. Vous affichez le mot NI sur des espaces publicitaires à Paris. Vos peintures ne sont pas cadrées, encadrées, ce ne sont pas des formats rectangulaires et vous niez ainsi la peinture de chevalet. Quand vous mettez des phrases dans vos œuvres, elles sont très difficilement lisibles et vous niez la lecture de ces œuvres. Avec la série "De la décoration à la décoration", vous niez aussi la peinture de chevalet, avec ces petits caissons colorés accrochés au mur. Vos séries de photographies de vitrines se revendiquent comme des photographies d'amateur, et vous niez ainsi être une photographe professionnelle. Au fond, je pense que votre oeuvre a besoin d'une tierce personne, un galeriste, un médiateur, un écrivain, pour s'affirmer et pour affirmer ce qu'elle exprime.

Je vous remercie. C'est un grand compliment que vous me venez de me faire, puisque vous dites que je nie tout un héritage un peu plan-plan de la pratique artistique. Mais pour pouvoir nier, utiliser la négation, il faut avoir une certitude de quelque chose de positif. Par exemple, lorsque j'introduis dans la ville en 3 mètres sur 4 le mot NI qui se répète plusieurs fois, je veux simplement dire que je ne suis d'accord avec rien de la société occidentale. Je ne suis pas d'accord avec la consommation outrancière, je ne suis pas d'accord avec les pseudo philosophies, je ne suis pas d'accord avec la religion basée sur du sang, c'est pour ça que je dis NI.

NI, c'est quand même le connecteur facteur de vérité : ni blanc, ni non blanc, ni noir, ni non noir, c'est toujours vrai. Je pointe vers quelque chose d'autre, vers une aspiration autre, qui est l'aspiration de toute la jeunesse, d'une grande partie de la jeunesse et des gens qui réfléchissent. Une aspiration politique, au sens grec du terme, une aspiration de citoyenne. L’utopie républicaine, car si l’on supprime la République, on entre dans les totalitarismes.

Par ailleurs, concernant le fait que mon oeuvre a besoin d'une galerie pour vivre, je n'ai pas travaillé avec des galeries pendant au moins 15 ans, grâce au système mis en place par Jack Lang. Le jour où j'ai senti que je n'allais plus pouvoir montrer mon travail, j'ai pris une galerie. Mais il ne faut pas dire que la galerie est complètement négative. La galerie, finalement, sert à rendre visible le travail. Mais ce n'est pas faire le travail, c'est le rendre visible. Le rendre visible au plus de gens possible. C'est grâce aux galeries, aux institutions françaises ou étrangères que l'on s'intéresse au travail.

J'expose dans de nombreuses institutions où il n'y a pas d'argent comme par exemple le Centre de Création Contemporaine à Tours, il n'y a pas un sou, mais tout le monde y va, parce que les expositions sont remarquables grâce à Alain Julien-Laferrière qui adore les artistes, qui adore l'art. C'est une rencontre magnifique. Il y a plein de jeunes qui viennent, et il n'y a pas d'argent. Je rentre de Philadelphie où j'ai exposé dans trois lieux. Cela a été un succès du public, un succès dans la presse américaine. L'exposition pour l'artiste est la même chose que la publication pour le scientifique. Si le scientifique ne peut pas publier, personne ne connaît sa découverte. Si l'artiste ne peut pas exposer, personne ne connaît ses découvertes

Comme tous les artistes, j'ai besoin d'une galerie, ou de quelqu'un qui rende le travail visible, mais pas pour expliquer et encore cela dépend à qui. Il m'est arrivé qu'un enfant dans un centre d'art voie "Black Power". Les enfants, ils prennent le temps de lire. Nous, on est tellement blasés, on reste 7 secondes devant une oeuvre, mais l’enfant va rester une demi heure. A l'époque, je peignais au rouleau à peinture, cela faisait des petites textures sur la toile. Le gamin m'a dit "j'ai compris ce que vous faites, Madame, quand on se déplace, le tableau change, la lumière ne réagit pas pareil". Il avait 9 ans. Cela fait au mois 20 ans et je m'en souviens encore. En tant qu'artiste, j'adore ces belles rencontres.


Galerie Dominique Fiat

16, rue des Coutures Saint-Gervais

75003 Paris

Bibliographie : Arnauld Pierre, Tania Mouraud, Paris 2004

www.taniamouraud.com

Aucun commentaire: