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samedi 15 septembre 2012

Camille Henrot

La galerie parisienne Kamel Mennour expose actuellement les ikebanas de Camille Henrot. Ces compositions florales issues de la tradition japonaise sont ici l’occasion d’un dialogue avec la littérature. Camille Henrot a réalisé ses sculptures végétales en se laissant guider par les livres de sa bibliothèque. Arrêtons-nous devant trois œuvres composées d’après des titres de J.R.R. Tolkien, Marguerite Duras et Daniel Defoe.
 
« Le seigneur des anneaux » (gingembre rouge) : des tiges végétales sont assemblées en formant des sortes de lettres. Sur les murs de la galerie peints en beige clair, l’installation qui s’étend sur deux murs et un bout d’un troisième est douce, apaisante, minimaliste. C’est un travail littéraire. On croit deviner des mots. Ici, le médium se situe au même niveau que l’encre d’imprimerie pour les livres : il s’efface derrière un sens rêvé.
 
« Un barrage contre le Pacifique » (buddleia de David, bambou, lanterne japonaise, orchidée, papillon) : sur une grosse branche de bambou suspendue horizontalement, l’artiste a disposé de fragiles fleurs jaunes et oranges. Les fines brindilles de bois qui s’en échappent dansent autour de la branche. L’une d’elle s’aventure même jusqu’au sol, dessinant une trame délicate. Dans cette exposition où les murs sont gris et le sol blanc, les œuvres ne sont pas accrochées aux murs, mais sont posées au sol, ou du moins le touchent. 
 
« Robinson Crusoé » (bois flotté, aubépine, palmier de méditerranée, palmier d’arec, conifère, châtaigner, marronnier, papier journal, éléments de construction) : une œuvre plus construite que les autres qui s’étend par terre sur un large rectangle. Les feuilles de papier journal en sont la base. Dessus, différents objets sont agencés dans une composition digne d’une peinture abstraite. Des pierres, des morceaux de bois, souches d’arbres, planches peintes en rouge ou jaune, des outils métalliques sont mis à contribution. A l’arrière de la plage, car le papier jaune ressemble à du sable, se trouvent un seau bleu, un filet en plastique, un tube de cuivre. Au dessus, deux barres métalliques noires. Cette installation fait bien penser à l’univers de Robinson Crusoé. Nous sommes sur une île tropicale.
 

L’exposition de Camille Henrot est déroutante pour quelqu’un qui est habitué à l’histoire de l’art occidentale. En regardant ces œuvres, on est comme un français qui regarde une calligraphie japonaise. Notre regard d’amateur de peintures va d’abord chercher dans cette réalisation à l’encre une composition, une harmonie des formes, un contraste. Mais on sera déçu. Pour apprécier le sens de l’œuvre, il faudra savoir lire le  japonais, ou du moins être familier de la culture japonaise, et alors sa poésie et sa philosophie nous apparaîtront dans toute leur beauté.
 
Camille Henrot délaisse ici une tradition artistique fondée sur des forces telluriques, masculines, souffrantes, infernales, au profit d’une expression aérienne, féminine, extatique, paradisiaque.
 
Née en 1978, Camille Henrot a réalisé de nombreuses œuvres où l’exotisme entre en jeu. Elle s’inspire d’un objet traditionnel mélanésien dans la pièce « Navigation charts » en 2010. Elle évoque les îles du Pacifique avec la vidéo « Million Dollar Point » en 2011.
 
Chez Camille Henrot se retrouve le mélange de deux cultures différentes, de deux mondes éloignés l’un de l’autre, qu’elle assemble et qu’elle hybride. Dans « The Strife of Love in a Dream », en 2011, elle filme l’Inde en tant qu’inconscient de l’Occident. On voit un lien avec l’archéologie et la protohistoire lorsqu’elle évoque la civilisation de l’Oxus (Turkménistan, Ouzbékistan et Afghanistan actuels, fin du IIIe millénaire avant J.-C) avec ses sculptures de la série « Overlapping figures ».
 
Le mélange des genres et des sexes se trouve dans la série de photos et de dessins « Tropic of love » (2010) où les hommes portent des habits de femmes, et où les femmes ont des sexes d’hommes.
 

Camille Henrot a bien voulu répondre à nos questions. Nous l’en remercions.
 
 
Nicolas Goulette : Est-ce que vous avez pensé ce travail sur les ikebanas comme un travail éphémère voué à disparaître et que les spectateurs du futur ne pourront pas voir ? 
 
Camille Henrot : Le principe de l’ikebana n’est pas fondamentalement d’être éphémère ou de disparaître, mais c’est aussi d’être renouvelé. Comme toutes les fleurs, il est lié à une conception du temps qui n’est pas historique. Ce n’est pas un évènement qui se produit et qui ensuite s’efface, mais au contraire s’inscrit dans la logique d’un temps saisonnier, donc dans la répétition. Les fleurs sont renouvelées.
Bien sûr certains des ikebanas donc certains des livres, comme « Machines molles » (William Burroughs) ou « L’immoraliste » (André Gide), ne peuvent être fait qu’en automne parce qu’il faut composer à partir de dahlias. Il y a quand même un moment où l’œuvre peut être faite, mais à partir du moment où elle existe, c’est sa forme qui existe. Ensuite évidemment les fleurs se flétrissent mais l’ikebana peut être reproduit, renouvelé.
 

Est-ce que c’est un peu comme ces vanités que l’on mettait dans les tableaux de la Renaissance où il y a des cranes dans le coin des tableaux pour dire que nous sommes tous mortels et voués à disparaître ?
 
Oui et non, parce qu’un des enjeux de ce projet était à la fois d’évoquer la fondamentale opposition entre la pensée orientale et la pensée occidentale des plantes, qui est notamment liée à cette conception du temps historique et du temps cyclique. Et aussi d’évoquer le rapport à la matérialité parce que par exemple, au Japon, la plupart des temples sont détruits et reconstruits. Les choses sont refaites. Rien ne disparaît vraiment, mais rien n’est éternel non plus.
Je comprends qu’on puisse faire le lien à la vanité. Mais la vanité est tellement directement liée à la tradition de l’histoire de l’art occidentale, et ce projet est tellement pour moi, au contraire, un pas en dehors de l’histoire de l’art et en dehors des traditions occidentales.
C’est plutôt un pas de côté parce que je reste française, je ne deviendrai jamais japonaise malgré tous les efforts que je fais. Mon grand regret est de ne pas être japonaise. C’est aussi un projet autour de cette question là : la manière dont la pensée occidentale et la pensée orientale peuvent s’hybrider, malgré leurs contradictions parce qu’il y en a.
Par exemple dans le texte que j’ai écrit pour le projet, j’ai cité ce proverbe zen : « ceux qui savent ne disent pas et ceux qui disent ne savent pas ». C’est quand même une opposition assez fondamentale avec la culture occidentale où le langage est une vraie arme, un vrai outil d’ascension sociale.
 

Dans votre travail on a l’impression que vous aimez explorer les mondes lointains, exotiques. Est-ce que vous aimez lire des récits d’exploration, des récits d’aventuriers de terres inconnues ?
 
Oui, il y en a d’ailleurs dans l’exposition. Il y a « Le seigneur des anneaux » qui est quand même un roman initiatique de voyage. Il y a « Robinson Crusoé », « Le voyage au centre de la Terre », « Magellan » (Stephan Zweig), « Au cœur des ténèbres » (Joseph Conrad), « Barrage contre le pacifique » (Marguerite Duras). Après, d’une certaine manière, il y a aussi un rapport aux expériences inconnues, notamment « Ma mère » (Georges Bataille) que l’on peut aussi rapprocher de « The black book » (Lawrenre Durell)  qui sont plus des aventures intérieures. Il y a un rapport à la solitude.
Cela me déplait que l’on puisse imaginer qu’il y ait un fil directeur évident parce que ce qui me plait dans l’idée d’une bibliothèque, et dans ce travail, c’est d’assumer l’hétérogénéité, d’assumer qu’il y ait des voies différentes. J’aime bien cette hétérogénéité des bibliothèques. C’est ce rapport à la polyphonie que je trouve intéressant, à la fois dans la bibliothèque et à la fois dans le travail sur les fleurs. Les fleurs, c’est la diversité.
 

Camille Henrot
« Est-il possible d’être révolutionnaire et d’aimer les fleurs ? »
Du 06 septembre au 06 octobre 2012
 
Galerie Kamel Mennour
47, rue Saint André des arts
75006 Paris
 
 

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